Zoom sur le processus de gouvernance d’une organisation auto-gérée (3/4)

gouvernance d’une organisation autogérée - Mouvement

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Nous avons expliqué ce qu’est une entreprise auto-gérée, puis nous avons parlé de sa structure. Intéressons-nous à présent au processus de gouvernance de ces organisations.

Dans une entreprise auto-gérée, finies les grosses réorganisations annuelles : la structure évolue au fil du temps, et les modifications sont portées par les employés eux-mêmes, lors des réunions de gouvernance.

Rappelons que dans le modèle de l’holacratie, l’organisation auto-gérée se découpe en rôles, eux-mêmes regroupés en cercles. Les rôles d’un même cercle se réunissent régulièrement pour des réunions dites de gouvernance, et des réunions de triage. Ces deux types de rencontres sont différents, tant dans leur portée que dans le processus à suivre, tels que définis par la Constitution.

La réunion de gouvernance

Dans ce type de réunion, on s’intéresse aux aspects structurels, et non pas aux aspects opérationnels — qui sont couverts par la réunion de triage dont nous parlerons dans le prochain article.

Prenons l’exemple fictif d’une entreprise de logiciel qui fonctionne en holacratie. Les rôles du cercle Marketing se rencontrent pour une réunion de gouvernance.

Les réunions sont orchestrées par le Facilitateur, qui est un rôle élu par les membres du cercle. La personne qui incarne ce rôle est garante du respect du processus et de la Constitution.

Le Facilitateur commence par un rapide tour de table, puis entame le processus de gouvernance :

Facilitateur : « Quelqu’un a-t-il une tension à inscrire à l’agenda? »

1. La tension

En holacratie, le point de départ de toute modification structurelle, c’est la tension. Une tension est définie comme l’écart entre ce qui est et ce qui pourrait être. Ce n’est donc pas forcément négatif ; cela peut concerner une opportunité. Les tensions sont au cœur de l’agenda de la réunion de gouvernance.

N’importe qui possédant un rôle dans le cercle peut soulever une tension. Par contre, la tension doit avoir un lien direct avec le rôle de la personne qui parle. On revient à cette notion d’autonomie et de liberté : chacun est responsable de soulever les tensions propres à son/ses rôle(s), et ne doit pas empiéter sur les tensions d’autrui.

Revenons à notre mise en situation :

Benjamin : « Dans mon rôle de Rédacteur de contenu, j’ai une tension. Je rédige du contenu en français et en anglais, et même si mon niveau d’anglais est correct, il reste des petites fautes dans mes traductions d’articles sur notre blog. Cela impacte négativement notre image sur le web auprès de notre audience anglophone. »

2. La proposition de solution

Une fois la tension verbalisée, le porteur de tension se doit aussi de tenter de proposer une solution à sa tension :

Facilitateur : « Benjamin, que proposes-tu pour résoudre cette tension? »

Benjamin : « Je propose de créer le rôle de Traducteur, avec pour raison d’être Des contenus en anglais sans erreur. Inutile de rajouter des redevabilités, la raison d’être se suffit à elle-même à mon avis.”

Le Secrétaire du cercle prend note de cette proposition de solution.

3. Questions de clarification

Le Facilitateur ouvre ensuite la parole aux autres rôles du cercle pour permettre à tout le monde de poser des questions :

Facilitateur : « Quelqu’un a-t-il des questions de clarification pour mieux comprendre la tension et la proposition de Benjamin? »

Julie : « Pour toi, est-ce que le rôle de Traducteur serait en charge de toute la traduction ou est-ce que tu continuerais à faire le premier gros travail de traduction et tu donnerais juste la vérification finale au Traducteur? »

Benjamin : « Euh… bonne question, je n’y ai pas réfléchi. Non spécifié »

Facilitateur : « Pas d’autre question? Passons alors au tour de réaction »

4. La réaction

Une fois que tout le monde a bien compris la proposition, on passe au tour de réaction : le Facilitateur donne la parole à chaque personne autour de la table pour exprimer une réaction, un par un. À ce stade, aucune discussion croisée n’est autorisée. Le porteur de tension peut éventuellement noter les idées qu’il trouvera intéressantes pour améliorer sa proposition par la suite.

Marc : « C’est une bonne proposition »

Ben : « Pas de réaction »

Émilie : « Rôle utile en effet, bonne proposition »

Julie : « Je comprends bien le besoin de Benjamin, mais pour éviter les éventuels contre-sens de traduction, je pense qu’il serait judicieux que le rôle de Rédacteur de contenu garde la responsabilité de faire la traduction, et que l’on crée plutôt le rôle de Correcteur anglophone qui serait juste en charge de la dernière vérification. »

Une fois que tout le monde a exprimé sa réaction, la parole revient au proposeur pour l’étape suivante.

5. Amendement et clarification

À ce stade, le proposeur peut prendre en compte — ou pas — les remarques de ses collègues pour la résolution de sa tension.

Facilitateur : “Benjamin, après avoir entendu ces réactions, souhaites-tu apporter des modifications à ta proposition initiale?”

Benjamin : “Non, je souhaite garder ma proposition telle quelle”

6. Traitement des objections

Vient ensuite le moment où toute personne du cercle peut soulever une objection. Pour chaque objection soulevée, le Facilitateur pose une série de questions à l’objecteur pour tester la validité de son objection. Pour que l’objection soit jugée valide, il faut pouvoir répondre oui à toutes les questions de gauche sur la carte ci-dessous.

Image provenant de Holacracy

Reprenons la mise en situation :

Facilitateur : “Voyez-vous une raison qui fait que l’adoption de cette proposition cause du tort ou nous fait régresser? Si oui, quel est le tort créé?”

Julie : “Oui, moi j’ai une objection. Je pense qu’en laissant la traduction à un autre rôle, on perd le contrôle sur la qualité de la traduction que l’on produit.”

Facilitateur : “Est-ce que la proposition de Benjamin cause du tort? Ou est-ce qu’elle est inutile ou incomplète?”

Julie : “Selon moi elle cause du tort.”

Facilitateur : “Est-ce que le problème est créé par cette proposition, ou si on la retire le problème persiste?”

Julie : “Il est créé par cette proposition.”

Facilitateur : “Es-tu sure que ce que tu avances va se produire, ou est-ce que tu l’anticipes?”

Julie : “Je l’anticipe.”

Facilitateur : “Alors l’objection n’est pas valide. Quelqu’un a-t-il une autre objection?”

Et ainsi de suite.

S’il n’y a aucune objection valide, la proposition est acceptée, et on passe à la tension suivante.

Si une objection est valide, il faut alors modifier la proposition pour en tenir compte, tout en continuant à répondre à la tension du proposeur.

Nous avons vu ici le cas d’une création de rôle, mais les propositions de gouvernance peuvent entrainer la suppression d’un rôle, la création d’un cercle, la modification des redevabilités d’un rôle, la création d’une politique, etc. Bref, tout ce qui touche à la structure de l’organisation.

Avantages & Inconvénients

Parmi les aspects du processus qui peuvent amener de la frustration, on parle surtout de :

  • La rigidité du processus qui empêche la spontanéité des échanges.

Ce point est souvent très désarçonnant au départ car les individus ne sont pas habitués à avoir un tour de parole en réunion. Cependant, avec coaching adéquat, les gens apprennent vite à apprécier le processus qui n’est rigide que pour protéger l’espace de liberté de chacun.

  • La longueur du processus pour traiter une tension, quelle que soit son importance.

Il faut admettre que ce processus peut prendre plusieurs minutes par tension. Avec l’expérience, on apprend à traiter en réunion les tensions les plus importantes pour le cercle, et à traiter en dehors des réunions les tensions plus simples et plus consensuelles, à travers un processus de gouvernance hors meeting.

Selon moi, les forces de ce processus de gouvernance sont les suivantes :

  • La participation

Tout le monde contribue à l’amélioration de la structure organisationnelle. Chaque personne sent qu’elle peut avoir un réel impact sur l’entreprise pour laquelle elle travaille, grâce à cet espace de parole créé au sein des réunions de gouvernance. Cela développe considérablement l’esprit critique des employés qui ont maintenant leur mot à dire pour faire grandir l’organisation.

  • La responsabilisation

Puisque tout le monde peut soulever une tension reliée à l’un de ses rôles, les éternels insatisfaits ne peuvent plus se réfugier dans la victimisation : ils ont les outils pour améliorer leur propre réalité, et s’ils ne portent pas leur tension, personne ne le fera à leur place.

  • La culture de l’essai-erreur-apprentissage

En auto-gestion, on encourage le fait d’aller de l’avant avec une proposition si c’est assez sécuritaire pour pouvoir faire marche arrière dans le futur si ça ne fonctionne pas. Il n’y a donc pas de paralysie malsaine liée à la crainte de l’échec.

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Finalement, on peut dire que ce type de gouvernance n’a aucun équivalent dans un mode de gestion classique, et c’est pour moi l’une des grandes forces des cadres d’auto-gestion dont l’holacratie fait partie.

Libérer la parole, responsabiliser, et ne pas avoir peur d’avancer… Voilà de puissants facteurs de succès pour n’importe quelle organisation.

Dans le prochain article, nous nous intéresserons à l’efficacité opérationnelle des organisations auto-gérées, en décortiquant les mécanismes de la réunion de triage.

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À propos de IDEHŌ

Basée à Montréal, IDEHŌ se donne pour mission de créer des entreprises libérées, innovantes et humaines. IDEHŌ offre du conseil en management et transformation organisationnelle. www.ideho.ca

Autheur : Anne Chabert

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